Certains traducteurs s’accordent encore plus de liberté avec le texte et y introduisent la négation d’une dualité. R.A. Cole traduit: "... to a different Gospel. Not that there really are two sorts of Gospel"
15. De même, la Bible de Jérusalem: "pour passer à un second évangile, – non qu’il y en ait
deux"
16. Consciemment ou non, ces traducteurs introduisent dans le texte de Paul une idée exprimée dans le commentaire de Lightfoot: "It is not another gospel, the Apostle says, for there cannot be two gospels, and as it is not the same, it is no gospel at all"
17. Nous discuterons plus loin l’assertion selon laquelle l’apôtre excluait la possibilité de deux formes légitimes de l’évangile. Une chose, pour le moment, est certaine, c’est que cette exclusion n’est pas exprimée dans la phrase de Ga 1,6-7; celle-ci, en effet, ne contient pas l’expression "deux évangiles".
Ces divers exemples montrent bien qu’en coupant la phrase après o$ ou)k e!stin a!llo, on se met dans une impasse. On ne peut échapper au danger d’incohérence ("un autre évangile qui n’est pas autre") qu’en tombant dans celui d’infidélité au texte.
En réalité, la ponctuation forte après a!llo est gravement critiquable, car elle coupe en deux tronçons une expression grecque qui ne fait qu’un, ou)k a!llo ei) mh/, et elle rend ainsi le texte incompréhensible. On a, d’un côté, la proposition relative o$ ou)k e!stin a!llo, qui doit fournir à elle seule un sens acceptable, et de l’autre côté, une phrase indépendante qui est incomplète, car elle n’est constituée que d’une proposition subordonnée.
La grammaire de Blass-Debrunner-Rehkopf cite Ga 1,6-7 avec la bonne ponctuation et reconnaît que ou)k a!llo introduit ei) mh/ (n°306,4, n.8 , mais elle prend une position étrange, car elle considère a!llo comme "pleonastisch" et traduit la proposition relative comme si le verbe e!stin y était employé absolument: "welches es gar nicht gibt". Au lieu de la négation d’une qualité (ou)k a!llo), on a alors la négation de l’existence (ou)ke!stin). Cette interprétation est infidèle au texte. Dans la locution ou)k a!llo ei) mh/ le mot a!llo n’est aucunement pléonastique; il désigne une qualité, qui est niée.
Le "pleonastisch" de Blass-Debrunner et la traduction fautive de la relative ont induit en erreur plus d’un commentateur. Mussner et Pitta, cités ci-dessus, s’y réfèrent explicitement; Bonnard s’y conforme sans s’y référer; la Einheitsübersetzung s’en inspire visiblement. Un commentateur italien, qui s’y réfère, a le mérite de proposer des explications détaillées, dont voici la traduction en français: "=O ou)k e!stin a!llo [...] Il y a là une redondance excessive et nous devons considérer comme superflu ou le pronom initial [o#]ou celui qui est final [a!llo, mais ce mot est ici un adjectif et non un pronom]. Dans le premier cas, nous pourrions traduire: "un autre (sous-entendu: évangile), il n’y en a pas"; dans le second cas: "lequel n’existe pas"." "Le a!llo peut être reconnu sans hésitation comme pléonastique: sa présence, en effet, s’explique en tant qu’il introduit le ei) mh/ qui suit. Si on le considère comme proleptique par rapport à ei)mh/ (comme un "nihil aliud nisi..."; cf. Bl.-Debr. 306,8 , et donc pléonastique, nous pouvons comprendre: vous êtes en train de vous tourner vers un autre évangile "lequel, en réalité, n’existe pas, etc."
18. Ce commentaire, on le voit, donne toujours à ou)k e!stin le sens d’une négation d’existence, comme si le verbe était employé absolument.
La traduction correcte de la phrase est la suivante:"Je m’étonne que [...] vous passiez [...] à un autre évangile, qui n’est autre que [ceci:] il y a des gens qui vous troublent et qui veulent subvertir l’évangile du Christ."
Dans son commentaire, W.M. Ramsay présentait une traduction de ce genre comme une possibilité, "peut-être la meilleure", et il ajoutait que c’est du très bon grec
19. Il montrait cependant une préférence pour la ponctuation forte et pour une traduction très différente qui ajoute beaucoup au texte de Paul
20.
Ramsay, nous l’avons dit, estime que le grec de l’apôtre est de très bonne qualité en cette phrase, lorsqu’on la comprend en unissant ou)k a!llo à ei)mh/. Cette opinion est discutable.
L’expression ou)k a!llo ei) mh/, assurément, est du très bon grec. Mais la façon dont Paul continue sa phrase n’est pas parfaitement cohérente, car l’apôtre change inopinément le sujet du verbe. Après les mots "un évangile différent, qui n’est pas autre que", on attendrait une expression qui se rapporte au même sujet grammatical. Ramsay l’a bien senti, car il donne une paraphrase qui répond à cette attente: "another Gospel which is merely a perversion of the Gospel". Mais la phrase de Paul part dans une autre direction, à cause de sa préoccupation de défendre les Galates contre les adversaires de sa prédication; il écrit littéralement: "un évangile différent qui n’est pas autre qu’il y a des gens qui vous troublent et qui veulent subvertir l’évangile du Christ". Le sujet grammatical n’est plus l’évangile, mais des personnes, les adversaires.
La première expression("il y a des gens qui vous troublent") n’a aucun rapport conceptuel avec le thème de l’évangile; la seconde expression revient à ce thème, mais le sujet est toujours les personnes. Cette façon de s’exprimer correspond bien au style impulsif dePaul; sous l’emprise de ses sentiments passionnés, l’apôtre bouscule souvent la grammaire. C’est évidemment l’irrégularité de sa phrase qui a provoqué l’erreur de ponctuation et les fausses interprétations
21. Pour rendre la phrase de Paul lisible en français, il suffit d’ajouter le pronom "ceci:" après les mots: "qui n’est autre que". C’est ce que j’ai fait dans la traduction donnée ci-dessus
22.
En fin de compte, la phrase de Paul nie simplement que l’autre évangile soit authentique. C’est une subversion de l’évangile. Paul ne nie pas l’existence de cet autre évangile. Il ne nie pas non plus la possibilité de plusieurs formes authentiques de l’évangile. Sa phrase ne se prononce pas sur ce point. On ne peut pas la traduire: "Il n’y a pas d’autre évangile" et encore moins: "Non qu’il y en ait deux".
Il faut cependant reconnaître qu’en déclarant que l’autre évangile n’est rien d’autre qu’une subversion de "l’évangiledu Christ", Paul laisse entendre qu’il n’y a qu’un évangile du Christ. Mais il ne s’ensuit pas que cet évangile ne puisse être présenté de manière différente par des apôtres différents. Lorsque, quelques versets plus loin, Paul parle de l’évangile annoncé par lui (Ga 1,11), il est bien conscient que cet évangile ne s’identifie pas purement et simplement à l’évangile du Christ, mais comporte des caractéristiques particulières qui le distinguent de l’évangile du Christ tel que le prêchaient les apôtres. La chose est encore plus claire en Ga 2,2, lorsque Paul dit qu’il est monté à Jérusalem pour rencontrer les autorités de l’Église-mère; il précise alors: "Je leur exposai l’évangile que j’annonce parmi les nations païennes" (Ga2,2). Si cet évangile était identique au leur, il n’aurait pas eu à le leur exposer.
Certes, l’essentiel de cet évangile est le même. Paul le dit clairement dans la Première aux Corinthiens. Il s’agit de l’annonce de la mort et de la résurrection du Christ (1 Co 15,3-4). A ce sujet, Paul déclare: "Que ce soit moi que ce soit eux, c’est cela que nous annonçons" (15,11). Mais l’évangile comporte bien d’autres éléments et leur présentation peut varier considérablement pour s’adapter aux diverses situations religieuses des personnes évangélisées, la différence principale étant l’appartenance ou la non-appartenance au peuple d’Israël. Paul parle à ce sujet de deux évangiles: "l’évangile du prépuce"et celui "de la circoncision". "A moi, écrit-il, a été confié l’évangile du prépuce, comme à Pierre [celui] de la circoncision" (Ga2,7). Il est vrai que, dans cette phrase, eu)agge/lion signifie "évangélisation" plutôt qu’ "évangile". Paul a reçu la tâche d’évangéliser les païens et Pierre celle d’évangéliser les Israélites. Mais cette répartition comportait nécessairement une adaptation du message à deux publics profondément différents. Il fallait en particulier décider si dans l’évangile prêché aux païens, il était nécessaire d’inclure l’obligation de s’assimiler aux Israélites en acceptant la circoncision. Éclairé "par une révélation de Jésus Christ" (Ga 1,12), Paul a compris que cette exigence ne s’imposait pas. Son évangile a donc été un évangile de la non-circoncision en un double sens: il s’adressait aux incirconcis et il ne leur imposait pas la circoncision. Il s’opposait, au contraire, à ce qu’ils se fassent circoncire (cf. Ga 5,2-14).
En conclusion, il faut dire, d’abord, que Ga 1,6-7 ne se comprend correctement que si on y reconnaît l’expression ou)ka!llo ei) mh/, dans laquelle a!llo n’est aucunement pléonastique. Ajoutons ensuite qu’en conséquence, le texte de Paul n’exprime pas l’idée que l’autre évangile n’existe pas et encore moins qu’il n’y a pas deux sortes d’évangile. Loin de déclarer en Ga 1,6-7 qu’il ne peut y avoir deux formes légitimes de l’unique évangile, Paul qualifie de subversion de l’évangile du Christ la position des judaïsants qui voulaient précisément imposer à tous, aux païens comme aux Juifs, la même forme d’évangile. Dans la Lettre aux Galates, Paul défend dès le début sa façon particulière d’annoncer l’évangile aux païens; il s’oppose fermement à ce que les chrétiens venus des nations païennes soient contraints de s’assimiler aux Israélites. La mort et la résurrection du Christ les a libérés de cette exigence.
Albert VANHOYE S.J.
NOTES
1 C’est le cas de Westcott-Hort, H.J. Vogels, E. Nestle, J.M. Bover. Cette forte ponctuation est adoptée dans la 3e édition de The Greek New Testament, préparée par K. Aland, M. Black, C.M. Martini, B.M. Metzger et A. Wikgren, et publiée en 1975 par les United Bible Societies.
2 C’est le cas de C. Tischendorf, H. von Soden, B. Weiss, A. Souter, A. Merk. Cette faible ponctuation est adoptée dans le Novum Testamentum graece de Nestle-Aland, 26e et 27e édition.
3 La première position est celle de J.B. LIGHTFOOT, St. Paul’s Epistle to the Galatians (London-Cambridge 101890) in loco; E.D.W. BURTON, A Critical and Exegetical Commentary on the Epistle to the Galatians (ICC; Edinburgh 1980). La position contraire a été défendue, contre Lightfoot, par W.M. RAMSAY, A Historical Commentary on St. Paul’s Epistle to the Galatians (London 1899) 261.
4 R.N. LONGENECKER, Galatians (WBC 41; Dallas 1990) 12 et 15.
5 Cf. F. MUSSNER: "zu einem anderen Evangelium, das kein anderes ist", Der Galaterbrief (HTC IX; Freiburg 31977) 53.
6 W. BAUER, Griechisch-deutsches Wörterbuch (Berlin 51958) 623, s.v. e#teroj, 1bg.
7 W.F. ARNDT – F.W. GINGRICH, A Greek-English Lexicon of the New Testament (Cambridge-Chicago 1957) 315, s.v. e#teroj, 1bg.
8 La Sacra Bibbia, trad. Mariani, Milano 1964, in loco.
9 H. SCHLIER, Der Brief an die Galater (KEK VII; Göttingen 51971) 36.
10 Traduction Oecuménique de la Bible (Paris 1972) in loco.
11 Einheitsübersetzung der Heiligen Schrift. Das Neue Testament (Stuttgart, 71996) in loco.
12 A. PITTA, Lettera ai Galati (Scritti delle origini cristiane 9; Bologna 1996) 73.
13 MUSSNER, Galaterbrief, 53 et 55.
14 P. BONNARD, L’épître de saint Paul aux Galates (CNT IX; Neuchâtel 21972) 23.
15 R.A. COLE, Galatians (TNTC; London 1965) in loco.
16 La Sainte Bible traduite en français sous la direction de l’École biblique de Jérusalem (Paris 21974) in loco.
17 LIGHTFOOT, Galatians, in loco.
18 B. CORSANI, Lettera ai Galati (CSANT 9; Genova 1990) 68-69.
19 "There are two alternatives; the simplest, and perhaps the best, is that which the American revisers give in the margin, deleting the punctuation after a!llo: "a different gospel which is nothing else save that there are some that...would pervert the Gospel of Christ," in other words "another Gospel which is merely a perversion of the Gospel". This is quite good Greek." RAMSAY, Galatians, 264.
20 "...to another gospel (as announced by the older apostles), not that it is really different from mine (for the older apostles agree with me)", RAMSAY, Galatians, 265.
21 L’erreur de ponctuation remonte loin. On la trouve déjà dans le Vaticanus, qui met un point en haut après a!llo. Mais ce manuscrit est plutôt fantaisiste pour la ponctuation: il met aussi un point en haut au milieu de la première phrase, avant kai_ oi( su_n e)moi_ pa/ntej a)delfoi/.
22 Sans être aussi précise, la traduction allemande donnée dans H.D. BETZ, Der Galaterbrief (Munich 1988) 98, correspond à cette interprétation: "... zu einem andern Evangelium, was [doch] auf nichts anderes hinauskommt, als dass es gewisse Leute gibt...". Cette traduction diffère de l’original anglais, H.D. BETZ, Galatians (Hermeneia; Philadelphia 1979) où l’on trouve: "... to a different gospel – not that there is another [gospel]" (44) et, plus loin: "there is no other gospel (ou)k e!stin a!llo)" (49), traductions qui suppriment le pronom relatif o# et ajoutent le mot eu)agge/lion.